«Allez chercher justice ailleurs!», dit la Cour européenne aux victimes de torture
Genève 21 juin 2016 – Dans un arrêt rendu ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté par 4 voix contre 3 une requête introduite contre la Suisse par une victime tunisienne de torture qui avait tenté de saisir la justice helvétique afin d’obtenir des réparations de la part de son tortionnaire. La victime, à qui la Suisse avait accordé l’asile en raison des tortures subies, ne pouvait pas intenter un procès en Tunisie. La Cour européenne dit que la Suisse pouvait pourtant lui bloquer l’accès à la justice.
Monsieur Abdennacer Naït-Liman a été arrêté et remis aux autorités tunisiennes en avril 1992, alors qu’il vivait en Italie. Durant 40 jours, il a été maintenu en détention arbitraire et soumis à diverses tortures, telles que privation de sommeil, passage à tabac ou encore suspension à des barres de fer. M. Naït-Liman a vécu cet enfer dans les locaux mêmes du Ministère de l’Intérieur de la République de Tunisie. Trois ans plus tard, dans l’impossibilité de retourner dans son pays en raison de graves risques pour son intégrité, il a obtenu l’asile en Suisse, puis la nationalité suisse, et n’a eu de cesse depuis de se battre pour que justice lui soit rendue.
Plaintes déposées contre un ancien ministre tunisien
En février 2001, M. Naït-Liman a déposé à Genève une plainte pénale contre l’ancien ministre de l’intérieur M. Abdallah Kallel, alors présent sur le territoire genevois. Il lui reproche d’avoir ordonné les tortures physiques et psychologiques qu’il a subies. L’ancien ministre est toutefois parvenu à quitter la Suisse juste avant que la justice genevoise ne donne suite à la plainte.
En juillet 2004, M. Naït-Liman a alors introduit une nouvelle action en justice à Genève, avec le soutien de TRIAL International. M. Naït-Liman se trouvait en effet, avant la révolution tunisienne de 2011, dans l’impossibilité de retourner dans son pays sous peine de graves risques pour son intégrité. Le seul lieu où il pouvait faire valoir ses droits était Genève, où il était domicilié depuis des années. Défendu par Me François Membrez, la victime visait cette fois à obtenir de M. Kallel et de la Tunisie réparation pour les tortures infligées. Les tribunaux genevois, puis le Tribunal fédéral en mai 2007, ont pourtant tour à tour refusé d’entrer en matière, estimant qu’il n’existait pas un lien suffisant entre les faits et la Suisse pour qu’une telle action puisse être tranchée par les tribunaux helvétiques.
La Cour européenne des droits de l’homme donne raison à la Suisse
Dans un arrêt rendu ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme a donné raison à la Suisse. La Cour estime en effet, par 4 voix contre 3, que le droit d’accéder à un tribunal, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, peut parfois être restreint. Même si la victime ne pouvait obtenir justice en Tunisie, le Tribunal fédéral pouvait juger que les liens avec la Suisse n’étaient pas suffisants pour justifier que la procédure aille de l’avant. Trois des sept juges ont cependant considéré que plus de 11 ans de séjour en Suisse, le statut de réfugié octroyé, la naturalisation de l’intéressé en 2007 et la présence sur territoire suisse du tortionnaire présumé permettaient amplement d’établir un lien suffisant avec la Suisse. Ils ajoutent: «Le prononcé de cet arrêt aura lieu quelques jours avant la Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture (le 26 juin). Nous pouvons noter avec une triste ironie que cet arrêt ne sera sûrement pas loué le jour de la commémoration.»
Pour Me François Membrez, «l’arrêt ne dit pas vers quel pays la victime aurait dû se tourner pour faire valoir son droit fondamental à obtenir réparation pour les tortures subies. Avoir attendu près de 9 ans pour une telle réponse est très décevant.»
Pour Philip Grant, directeur de TRIAL International, l’ONG qui a soutenu M. Nait-Liman durant toute la procédure, «la Cour est passée à côté de la possibilité de rendre un arrêt important pour les victimes de torture en leur ouvrant la possibilité d’intenter ailleurs des procédures civiles contre leurs bourreaux dans les cas où il s’avère impossible de saisir la justice des pays ayant pratiqué la torture. Ce faisant, la Cour envoie un bien mauvais signal: ayant non seulement déjà subi de telles pratiques, les victimes de torture ne pourront de surcroît obtenir justice qu’en attendant un éventuel changement de régime dans leur pays d’origine. Ce n’est pas ainsi que l’impunité reculera.»