Le principe de complémentarité, avenir des ONG dans la lutte contre l’impunité
Une opinion de Philip Grant
Dans la lutte contre l’impunité, les ONG ont un rôle nécessairement différent, souvent complémentaire, à celui des acteurs institutionnels ou académiques. Comment cette complémentarité s’exprime-t-elle ? Et que signifie-t-elle pour les droits des victimes à la justice, à la vérité et aux réparations ?
La société civile joue indéniablement un rôle important et croissant dans le combat contre l’impunité : dénonciation des crimes, création et amélioration des cadres juridiques de poursuite ou encore mobilisation du public contre l’inaction des autorités. Paradoxalement, avec leurs moyens très inférieurs aux acteurs « officiels » de la justice internationale, les ONG disposent aussi de leviers d’actions plus variés et plus nombreux. Petit passage en revue.
Collecte de preuve et procédures alternatives
Premièrement, le rôle des ONG dans la constitution de dossiers. On voit émerger depuis quelques années une nouvelle catégorie d’acteurs non étatiques se spécialisant dans la recherche de preuves, dans la documentions des crimes, dans la collecte de témoignages, ou même dans la localisation des suspects.
L’ONG eyeWitness, avec laquelle collabore TRIAL International, a par exemple développé une application pour enregistrer des preuves de crimes, tout en pouvant ensuite en garantir leur traçabilité et leur exploitation en procès.
Deuxièmement, les ONG ont une flexibilité qui leur permet d’exploiter la complémentarité des moyens d’action juridique eux-mêmes. La lutte contre les crimes internationaux n’est pas toujours servie au mieux par le traditionnel procès pénal. Des procédures civiles, administratives ou constitutionnelles peuvent s’avérer plus efficaces, ou simplement être les seules disponibles.
A titre d’exemple, on peut penser au contentieux administratif douanier sur la livraison de biens à double usage : l’exportation de composants chimiques suspects vers la Syrie, malgré l’embargo international sur ces composants chimiques, en est une illustration récente.
L’essor de la compétence universelle
Troisième axe dans lequel les ONG jouent assurément un grand rôle : l’activation de nouvelles juridictions nationales, au travers de la compétence universelle. Ce principe connait un regain d’attention depuis quelques années, en conséquence surtout de l’incapacité de la communauté internationale d’apporter la moindre réponse judiciaire aux horreurs commises en Syrie. Notre Rapport annuel sur la compétence universelle (UJAR) recense, pour 2018 seulement, 150 enquêtes et 17 procès fondés sur ce principe.
Dans la majorité de ces cas, ce sont des ONG qui ont retrouvé la trace des suspects, enquêté sur ces affaires, les ont dénoncées aux autorités, et souvent défendent les victimes au procès. Il n’est pas faux de dire que sans les ONG, la compétence universelle ne serait qu’un intéressant concept juridique, alors qu’il s’agit aujourd’hui de l’une des plus grandes potentialités juridiques dans la lutte contre l’impunité.
Au-delà du procès pénal
Le dernier axe, certainement le moins abouti pour le moment, porte sur la complémentarité entre les différentes prétentions juridiques des victimes. La lutte contre l’impunité est très largement perçue par le seul prisme du procès pénal. Les ONG doivent cependant fréquemment, dans leurs rapports avec les victimes qu’elles défendent, rechercher de manière plus fine de répondre à leurs attentes.
Il est fort possible que les personnes affectées préfèrent, temporairement ou durablement, ne pas prendre part au processus pénal… sans pour autant renoncer à ces autres prétentions que sont la vérité, les réparations, et la protection contre de futures violations. Les ONG sont peut-être les premières, souvent avec l’appui du monde académique, à tenter de favoriser l’extension du domaine de la lutte contre l’impunité, à d’autres prétentions juridiques que le seul droit à la justice pénale. TRIAL International lutte par exemple pour faire avancer le droit aux réparations. C’est souvent un aspect négligé, mais ô combien important pour les victimes, qui va au-delà d’une indemnisation.
Nous devrions aussi penser à ouvrir un nouveau champ d’action, peu traité à ce jour, visant à empêcher la promotion d’un militaire soupçonné de violations, ou encore à sanctionner un juge ou un médecin couvrant des actes de torture ou de disparitions forcées.
Il y a tant d’autres manières d’agir, des dénonciations publiques aux amicus curiae, qu’il serait fastidieux d’en faire le tour. Il est suffisant ici de rappeler que les ONG, dans le domaine de la lutte contre l’impunité, œuvrent à bien d’autres niveaux que seulement celui des affaires concrètes. Sans ce travail fondamental, il est évident que la justice pénale internationale serait bien moins efficace qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Cette Opinion est extraite de la présentation de Philip Grant aux Cinquièmes journées de la justice pénale internationale de l’Université Panthéon-Assas (Paris) le 31 janvier 2020.