Les autorités allemandes et belges réagissent aux exportations de produits chimiques vers la Syrie
Trois ONG actives sur les questions de responsabilité pour les crimes atroces commis en Syrie se demandent pourquoi le régime de sanctions de l’Union européenne (UE) n’a pas pu empêcher l’envoi à une société liée au régime de Bachar Al-Assad, en 2014, de produits chimiques pouvant servir à la fabrication d’armes chimiques.
Le mois dernier, Syrian Archive, TRIAL International et Open Society Justice Initiative ont demandé à deux autorités européennes de contrôle des exportations – la BAFA allemande et l’Arms Trade Monitoring Unit du ministère flamand des Affaires étrangères – d’enquêter sur les envois d’isopropanol et de diéthylamine fabriqués en Allemagne et en Belgique qui ont été livrés en Syrie par la Suisse en 2014.
Des produits potentiellement dangereux
L’isopropanol peut être utilisé dans la production de sarin, un agent chimique mortel qui a été utilisé par le gouvernement syrien contre les civils. La diéthylamine, en plus d’avoir des utilisations légitimes dans la production de produits pharmaceutiques, est également utilisée dans la production de VX, un agent neurotoxique hautement toxique que l’on trouve dans les stocks d’armes chimiques de la Syrie.
Un partenaire commercial douteux
Trois journaux suisses, Le Matin Dimanche, la Sonntagszeitung et la Tribune de Genève, ont rendu compte les 17 et 18 février de la vente de ces précurseurs potentiels d’armes chimiques à l’entreprise syrienne Mediterranean Pharmaceutical Industries (MPI), une société étroitement liée au gouvernement syrien.
MPI a obtenu une licence pour fabriquer du Voltaren – un anti-inflammatoire en vente libre qui utilise les deux produits chimiques – par une filiale de Novartis, la société pharmaceutique suisse. Cette dernière déclare que l’accord de sa filiale avec MPI ne couvrait que la fourniture du principe actif de Voltaren (diclofénac), et qu’elle n’était pas responsable de l’approvisionnement en isopropanol et/ou diéthylamine pour MPI.
Les journaux ont rapporté que les envois semblaient concerner cinq tonnes d’isopropanol fabriquées en Allemagne par Sasol Solvents, une société basée en Afrique du Sud, et 280 kilos de diéthylamine, fournis depuis la Belgique par BASF, la société chimique allemande. Les documents obtenus par les trois ONG indiquent que l’isopropanol a été produit en Allemagne et la diéthylamine en Belgique.
Autorisation d’exportation nécessaire en Europe
Depuis 2012, les lois de sanctions de l’UE exigent que les entreprises des États membres de l’UE qui vendent, fournissent, transfèrent ou exportent ces produits chimiques directement ou indirectement en Syrie obtiennent une autorisation préalable des autorités nationales de contrôle des exportations.
Dans sa réponse initiale aux questions des trois ONG, l’agence allemande de contrôle des exportations BAFA a déclaré que depuis l’entrée en vigueur du règlement de l’UE, elle « n’a accordé aucune autorisation pour les exportations d’isopropanol de l’Allemagne vers la Syrie ».
L’Unité de contrôle du commerce des armes du Ministère flamand des Affaires étrangères a déclaré qu’elle n’avait « reçu aucune demande d’autorisation pour l’exportation de diéthylamine de Belgique avec la Syrie comme destination finale ». Elle a ajouté que « toute connaissance ou indication que la destination finale était la Syrie avant ou au moment de l’exportation aurait dû conduire au blocage de la transaction et à l’ouverture de la procédure d’autorisation d’exportation ».
Les deux produits chimiques ont transité par la Suisse et auraient été fournis à la société syrienne MPI par Brenntag Schweizerhall AG, la filiale suisse de la société allemande de distribution de produits chimiques Brenntag AG.
Exportation légale en Suisse
En avril 2018, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) a déclaré que l’expédition d’isopropanol en provenance de Suisse était légale au regard du droit suisse. Le SECO a ajouté que le client était « une société pharmaceutique privée syrienne »; et qu’il n’y avait « aucune indication qu’il avait des liens avec le régime syrien à l’époque, ni aujourd’hui ».
Toutes les compagnies affirment que leurs actions étaient conformes à la réglementation en vigueur en matière de sanctions. Novartis, en particulier, affirme que la diligence raisonnable qu’elle a conduite sur MPI « n’a révélé aucun signe avant-coureur ».
Un homme d’affaires à la réputation trouble
Pourtant, l’enquête menée par les trois ONG montre qu’en 2014, MPI était dirigée par Abdul Rahman Attar, aujourd’hui décédé, qui était un homme d’affaires syrien de premier plan, étroitement lié à de hautes personnalités du gouvernement syrien. Au moment de l’exportation, on savait que M. Attar était soupçonné d’avoir tenté de faciliter l’évasion des sanctions américaines. « Attar avait d’étroites relations d’affaires avec Cham Holdings, une entreprise qui a été sanctionnée en Suisse et dans l’Union européenne depuis 2012, et aux Etats-Unis et au Canada depuis 2011 », déclare Hadi al Khatib, directeur de Syrian Archive.
Reste donc à savoir si les sociétés ont fait preuve d’une diligence raisonnable suffisante. Selon Montse Ferrer, experte en responsabilité des entreprises chez TRIAL International, « il est particulièrement important pour les sociétés pharmaceutiques qui font des transactions en Syrie, qui a l’habitude de stocker des produits chimiques à double usage pour la mise au point de ses armes chimiques, de faire preuve de diligence raisonnable. »
James A. Goldston de OSJI déclare : « Au moment où ces envois ont été effectués, le monde n’était que trop conscient que le gouvernement Assad avait mis au point et utilisé des armes chimiques. Mais les réponses que nous avons reçues jusqu’à présent soulèvent de graves préoccupations quant à l’efficacité du régime de sanctions de l’UE à l’encontre de la Syrie. »
Les Nations Unies ont lancé leur enquête sur l’utilisation possible d’armes chimiques en Syrie en avril 2013, après que les premiers rapports d’utilisation d’armes chimiques aient été publiés en décembre 2012.
L’expédition de 5 000 kg d’isopropanol a eu lieu après que l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) eut annoncé en mai 2014 que la Syrie avait détruit son stock de 120 tonnes métriques d’isopropanol.
En avril 2017, près de 100 personnes ont été tuées et plus de 200 blessées lors d’une attaque chimique à Khan Shaykun utilisant du sarin produit avec de l’isopropanol.