Les victimes de la guerre civile algérienne attendent toujours que justice soit rendue
La Suisse a-t-elle raté une occasion historique de juger un criminel de guerre potentiel ? Il y a dix ans jour pour jour que TRIAL International déposait une dénonciation pénale contre l’ancien Ministre de la défense algérien Khaled Nezzar, le 19 octobre 2011. Dix ans également depuis l’ouverture d’une instruction pénale pour crimes de guerre. Suffisamment longtemps pour que le prévenu retourne en Algérie sans être inquiété. Et probablement assez longtemps pour douter qu’il ait à répondre un jour de son implication dans les nombreux actes de torture, exécutions extrajudiciaires et disparitions forcées qui ont eu lieu durant la Sale guerre qui a déchiré l’Algérie entre 1992 et 2002.
Khaled Nezzar devra-t-il un jour faire face à des juges pour son implication dans la guerre civile algérienne ? Rien n’est moins sûr, tant la procédure ouverte en Suisse suite à la dénonciation pénale de TRIAL International traine en longueur. Depuis 2020, ce haut gradé de l’armée algérienne, ancien Ministre de la défense et de facto chef de la junte militaire qui a pris le pouvoir en 1991, est de retour dans son pays. Sans aucune chance pour la Suisse d’obtenir son extradition, et sans qu’aucune entraide judiciaire ne soit à envisager. Les innombrables victimes de la guerre civile – qui a couté la vie à 60’000 à 150’000 personnes et contraint des millions d’autres à se déplacer – craignent que sans un prochain renvoi en procès, l’ancien chef militaire aujourd’hui âgé de 83 ans n’aura jamais à répondre des accusations de crime de guerre qui pèsent contre lui.
La procédure ouverte en décembre 2011 par le Ministère public de la Confédération (MPC) est officiellement toujours en cours. Elle aura bientôt duré plus longtemps que la guerre civile algérienne elle-même… Mais le temps écoulé rend l’aboutissement de la procédure plus compliqué : les preuves matérielles sont plus difficilement accessibles, la mémoire des témoins, victimes et survivant/e/s s’estompe, le narratif de la mémoire collective change, évolue…
Comme dans d’autres affaires portées par TRIAL International, la lenteur de la procédure soulève des questions importantes. La Suisse manque-t-elle de moyens ? Les procureurs en charge des dossiers de crimes internationaux sont en effet peu nombreux, et le pôle Entraide judiciaire, Terrorisme, Droit pénal international et Cybercriminalité n’est pas assez spécialisé pour ne traiter « que » de crimes de guerre. Ou alors la politique étrangère helvétique justifierait-elle d’assurer une immunité « de fait » à certains prévenus? On rappellera que le Département fédéral des affaires étrangères avait mis en garde le procureur en charge du dossier que le cas Nezzar risquait de mettre à mal les relations bilatérales entre la Suisse et l’Algérie.
L’affaire Nezzar est pourtant une opportunité unique d’entendre les victimes et de rendre justice. La seule même, puisqu’aucune personne n’a jamais été jugée en Algérie ou ailleurs pour les atrocités commises durant la décennie noire. Le Tribunal pénal fédéral avait ouvert la voie par un arrêt de principe important en 2012 qui rejetait l’immunité des anciens dirigeants étrangers pour crimes internationaux, puis en reconnaissant dans un arrêt du 30 mai 2018 l’existence d’une guerre civile en Algérie, pourtant niée par Alger. Il est à regretter que les autorités de poursuite helvétiques ne continuent pas dans cette voie.
Le rôle de la Suisse dans cette affaire pourrait être plus important qu’on ne croit. L’Algérie a entamé une « paix à marche forcée », une pacification sans vérité ni justice. Le processus de réconciliation n’est pas satisfaisant, notamment à cause des amnisties offertes tant aux groupes islamistes armés –pour autant qu’ils n’aient pas été impliqués dans des massacres– qu’aux agents de l’Etat engagés dans la lutte antiterroriste. En traduisant Khaled Nezzar en justice, la Suisse affirmerait son engagement en faveur de la reconnaissance des responsabilités des auteurs de crimes commis à cette époque. Un signe fort, et une main tendue aux Algérien/ne/s en attente de justice depuis bientôt trente ans.