La compétence universelle, seul espoir pour juger les crimes commis en Syrie ?
Un op-ed de Jennifer Triscone*
Plus de dix ans après le début de l’un des conflits les plus meurtriers du XXIème siècle, les victimes des crimes les plus graves n’ont que très peu de moyens légaux pour espérer obtenir un jour justice. Pour pallier l’absence d’une juridiction internationale compétente, c’est donc naturellement que la plupart des acteurs de la société civile syrienne et internationale s’est tourné vers le principe de compétence universelle. Ce dernier permet en effet pour les États qui le reconnaissent d’instruire et de juger des crimes graves commis à l’étranger, indépendamment de la nationalité des victimes et de leurs bourreaux.
Ces derniers mois, la compétence universelle a fait les titres dans plusieurs pays européens, notamment en Allemagne avec la condamnation par un tribunal de Coblence d’un membre de l’appareil sécuritaire de Bachar al-Assad. Le 24 février 2021, la Haute Cour régionale de Coblence condamnait Eyad al-Gharib, un ancien membre des services de renseignement syriens, à quatre ans et demi de prison pour complicité de crimes contre l’humanité. Une première mondiale : en faisant usage de la compétence universelle, un tribunal étranger condamne un membre de l’appareil sécuritaire syrien toujours en place et confirme que le régime de Bachar al-Assad se rend coupable de crimes contre l’humanité.
Il s’agit d’un premier pas important dans la lutte contre l’impunité pour les crimes commis en Syrie qui a été rendu possible grâce au courage des victimes, des survivants, des témoins et de leurs familles. L’importance ne réside pas tant dans la condamnation d’un homme, mais dans celle d’un système de violence mis en place depuis de nombreuses années par le régime al-Assad. Espérons toutefois que ce n’est qu’un début, et que bien d’autres affaires suivront.
L’Allemagne n’est pas le seul pays européen à avoir été saisi d’actions en justice contre des membres du régime syrien. En mars et en avril 2021, des plaintes pénales ont ainsi été déposées en France et en Suède notamment, pour l’utilisation présumée d’agents chimiques par le Gouvernement al-Assad dans la Ghouta orientale en 2013 et à Khan Shaykhun en 2017. Une plainte similaire avait déjà été déposée en octobre 2020 en Allemagne.
Un chemin parsemé d’embuches
Les affaires de compétence universelle sont certes de plus en plus nombreuses, mais elles ne sont pas sans poser des difficultés aux ONGs qui enquêtent sur ces crimes, ni aux autorités de poursuite qui les instruisent, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord le cadre légal qui entoure le principe de compétence universelle varie en fonction des États concernés. Si de nombreux pays qui l’appliquent limitent son application, notamment à la présence de l’auteur sur le territoire, d’autres, à l’instar de l’Allemagne, sont partisans d’une compétence universelle plus souple. Malgré cette marge de manœuvre plus importante, il n’en demeure pas moins que l’ouverture d’enquêtes dépendra en partie de la bonne volonté des autorités de poursuite. Et ce sans compter que des obstacles politiques peuvent se manifester à différents stades de l’enquête, notamment lors de l’examen d’éventuelles immunités dont jouiraient les suspects.
L’enquête en elle-même, ensuite, peut se révéler fastidieuse. Parce que la scène de crime, les témoins et victimes se trouvent pour la majorité à des milliers de kilomètres du lieu de juridiction, mais aussi parce que certains pays sont pour l’heure difficilement accessibles. Les ONGs doivent alors mener des enquêtes à distance et ainsi redoubler de créativité et de prudence pour documenter les dossiers sur lesquels elles travaillent. Le même type de difficultés se pose pour les autorités de poursuite qui n’auront pas nécessairement la possibilité de passer par l’entraide pénale internationale et qui devront malgré tout mener leur enquête à terme.
Les ressources limitées qui sont allouées à ces affaires – et notamment aux unités de crimes de guerre spécialisées – sont elles aussi sources de difficultés majeures. Faute de ressources humaines et financières suffisantes, peu de procureurs et de juges sont effectivement chargés de travailler sur des dossiers de crimes internationaux. Par conséquent, les unités spécialisées se trouvent souvent débordées par les plaintes qu’elles reçoivent et n’ont que peu de temps à consacrer à chaque dossier.
Enfin, la protection des victimes, des survivants et de leurs proches, ainsi que des témoins est un élément primordial, ce dès l’ouverture d’une instruction et pendant toute la durée de celle-ci. Beaucoup de victimes et de témoins ne participent d’ailleurs pas aux procédures judiciaires par crainte de représailles, contre eux-même ou leurs proches restés sur place. A charge des autorités de déterminer, en fonction du contexte, comment garantir des mesures de protection efficaces. Une tâche compliquée par la rigidité de nombreux systèmes juridiques, qui font souvent dépendre la garantie de l’anonymat à l’existence d’un danger concret.
Une tribune pour exposer la vérité au grand jour
Les affaires de compétence universelle à l’étranger peuvent avoir un réel impact sur les communautés affectées par les crimes les plus graves. L’ouverture d’instructions pénales représente en effet une réelle opportunité pour les victimes de ces violences de pouvoir enfin raconter leur vérité, et d’être entendues par des autorités indépendantes et impartiales.
Il est d’ailleurs crucial que les communautés touchées puissent prendre part aux efforts de justice. Ce n’est qu’en intégrant les victimes et les survivants au processus de justice et en assurant la diffusion des informations sur les procès tenus à l’étranger, qu’un semblant de justice pourra commencer à être rendu en Syrie.
Ces dernières années ont vu un nombre toujours plus important d’instructions s’ouvrir contre des auteurs de crimes internationaux. En ce qui concerne la Syrie, la récente condamnation d’Eyad al-Gharib montre qu’il est possible de mener ces instructions à terme dans des délais raisonnables. Des efforts doivent désormais être fournis par l’ensemble des États qui reconnaissent le principe de compétence universelle pour suivre l’exemple de l’Allemagne et oser se saisir d’affaires de cette dimension. En particulier pour remonter la chaine de commandement et inquiéter des plus hauts responsables dans l’appareil d’État. Et ce sans négliger les autres parties au conflit, car l’image d’une justice partisane est un écueil à éviter à tout prix si l’on veut envisager un jour le début d’un processus de justice transitionnelle en Syrie.
*Jennifer Triscone est une avocate suisse et conseillère juridique au département Procédure et Enquêtes Internationales (PEI) de TRIAL International.